LomoWomen : Polysème Magazine

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Tout au long du mois de Mars nous mettons en avant les initiatives dédiées aux femmes dans la photographie sur le Magazine Lomography. Nous avons donc décidé de nous entretenir avec l'équipe de Polysème Magazine. Cette revue pluridisciplinaire présente de nombreuses formes d'expressions artistiques, au fil des pages nous retrouvons des photographies argentiques, des dessins, des textes, des broderies ou encore des céramiques par exemple. La Fille Renne qui est photographe et Raphaëla Icguane qui est autrice ont créé Polysème Magazine en vue de donner une légitimité aux femmes, aux hommes trans et aux personnes non-binaires qui ont une pratique artistique. Chaque numéro du magazine a un thème différent et les personnes peuvent envoyer leurs créations via des appels à projets pour que leurs travaux soient publiés. Nous nous sommes entretenus avec l'équipe du magazine pour en savoir plus sur leur démarche :

Polysème Magazine #1 - Peau(x), couverture : Eloïse Labarbe-Lafon. Polysème Magazine #2 - Ville et espaces urbains, couverture : Radka Smolíková, @smolda. Mini Polysème #2 - Lexi Jude. Mini Polysème #3 - Photographie instantanée, couverture : Sara Robinson. Polysème Magazine #3 - Eau(x), couverture : Katherine Akey. Polysème Magazine #4 - Sexualités, couverture : La Petite Chaussure, @lapetite_chaussure. Photos du magazine prises par la @lafilledeer.

Bonjour Polysème Magazine ! Qui sont les personnes qui font vivre ce projet ?

Bonjour Lomography ! Nous sommes deux à avoir cofondé Polysème Magazine. La Fille Renne, photographe et artiste depuis plus de dix ans, et Raphaëla Icguane, autrice et militante féministe. Nous nous chargeons de la ligne éditoriale de la revue, du choix des contributions, des thèmes, de la communication, des réseaux sociaux, des mails… c’est vraiment notre bébé. Nous avons rapidement été rejoint·e·s par Chloé Thibaux qui traduit les contributions anglophones. C’était très important pour nous que la revue soit complètement accessible aux francophones. Plus récemment, Morgane Tiroir est venue compléter l’association. Elle aide au graphisme et à l’illustration. C’est une belle équipe !

Photo de gauche : Chloé Coislier, @chloemichele. Photo de droite : Mila Nijinsky & Manon Mangnez. Photos du magazine prises par la @lafilledeer.

D'où est née votre envie de créer Polysème Magazine ? Une envie d'un nouvel espace de représentation pour les femmes ?

Oui, avant toute chose, c’était l’envie de créer un nouvel espace. Pas seulement pour les femmes, mais pour les hommes trans et les personnes non-binaires également. Quand nous nous sommes rencontré·e·s, Raphaëla était déjà très engagée, très insurgée aussi contre les inégalités, la domination cismasculine. Une partie de son militantisme avait lieu en ligne. Elle était très en colère, très déçue, aussi. Et La Fille Renne n’était pas en reste ; iel photographiait principalement des femmes, des personnes queer, des travailleurs·ses du sexe, des personnes que l’on dirait en marge. Nous sommes devenu·e·s ami·e·s et de notre amitié est née la volonté de créer un espace qui n’appartiendrait pas aux hommes cisgenres, c’est pourquoi, d’ailleurs, nous ne les publions pas. Qu’il s’agisse de l’écriture ou de la photographie, il était évident que nous n’avions pas notre place dans les médias traditionnels. Nous avions conscience de ne pas être les seul·e·s à faire ce constat. Alors pour lutter contre l’hégémonie cismasculine dans les milieux de l’art et de la création, nous avons crée Polysème. Au début, nous pensions lancer un petit fanzine et finalement, ça a pris de l’ampleur. Nous avions aussi envie de montrer qu’il est possible, quand on est une femme, un homme trans ou une personne non-binaire, d’être exposé·e, d’exister, sans avoir à faire face au sexisme, à la misogynie, à la transphobie. Notre engagement se veut inclusif, à la convergence des luttes. Et puis, c’était aussi pour nous, ça nous a fait beaucoup de bien, nous avons mis ce projet en place à un moment décisif dans nos vies personnelles.

Mini Polysème #4 - Lauren Buchness. Photos du magazine prises par la @lafilledeer.

Pourquoi cette volonté de mélanger les médiums comme la photographie argentique, l'illustration ou la littérature ?

Entre La Fille Renne, photographe, et Raphaëla, autrice, il était hors de question de privilégier un média au profit de l’autre ! Il nous tenait à cœur de leur accorder une place égale. Et puis, en photo comme en littérature, être publié·e est une lutte. Naturellement, nous avons décidé que tous les arts visuels avaient leur place parmi nos pages. Polysème Magazine n’a pas vocation à être une revue photographique ou littéraire, mais bien pluridisciplinaire. Cette richesse fait d’ailleurs notre fierté ; elle contribue à la complexité du magazine, permet aux artistes d’aborder les thèmes de manière très personnelle, très intime, très innovante. Nous avons par exemple des contributions textiles splendides, qui donnent une autre dimension aux thématiques. Ça nous tient énormément à cœur de conserver cette diversité de matériaux, de supports, et donc de voix.

Photo 1 : Marta Mrokat, @mrokat, photo prise avec la pellicule Lomochrome Purple. Photo 2 : Mini Polysème #5 Céramique, Camiller Pauthier. Photo 3 : Anna Försterling, modèle Renée Nesca. Photos du magazine prises par la @lafilledeer.

À votre avis, comment la photographie (argentique) libère les femmes photographes ?

Les femmes, hommes trans et personnes non-binaires photographes expérimentent beaucoup lorsqu’iels ont entre les mains des appareils. L’argentique et l’instantanée permettent cette réinvention, ce jeu sur les normes, sur les codes. On voit bien aussi que cela leur permet de poser un autre regard sur les modèles, sur les sujets. Il nous semble que cela offre de grandes possibilités de female gaze ou de queer gaze. On aime beaucoup par exemple le travail de Linda Trime, qui photographie des corps nus, des corps sexualisés mais avec un regard qui n’a rien à avoir avec le male gaze. C’est un regard respectueux, qui essaie d’innover, qui cherche à considérer autrement le sexe et la nudité. C’est aussi un regard de femme queer, non hétérosexuelle. Elle joue sur les couleurs, crée des univers très particuliers. Et justement, l’émancipation des normes sexistes peut notamment passer par la réinvention. Bien sûr, la photographie numérique permet aussi cela, mais il y a dans l’argentique un rapport très physique à la pratique artistique, très intime, aussi, avec la pellicule et la chimie. C’est peut-être même encore plus flagrant avec l’instantanée. Les films soups, les expositions multiples, les light leaks ou tout autre technique très créative permettent cette réinvention. C’est sûrement très personnel mais ça nous touche beaucoup. Il y a aussi quelque chose de féministe à aller chercher d’anciens modes de création, qui ont traditionnellement été employés par les hommes. Les femmes, hommes trans et personnes non-binaires ne cessent de se les réapproprier, et même en dehors de la photo : la broderie revient à la mode, la couture aussi, de manière plus générale. Nous allons chercher ce qui nous a été dérobé, et ce dès la naissance de la photographie, dès les premiers appareils.

Photo de gauche : Corpus Vertebrae, photo avec film soup de @lafilledeer. Photo de droite : Couverture de Eloïse Labarbe-Lafon, photo du magazine prises par la @lafilledeer.

Polysème Magazine fonctionne via des appels à projet, comment choisissez-vous les thèmes ?

Au tout début de Polysème Magazine, on avait déjà une longue liste de thèmes qui nous faisaient envie. On l’a affinée, complétée. Nous choisissons des sujets qui sont à la fois vastes, qui offrent des interprétations larges mais qui sont également politiques. Nous ne concevons pas Polysème Magazine sans cette dimension. De toute manière, l’art est politique, la place que nous occupons l’est aussi, alors il serait hypocrite de songer à dépolitiser ou apolitiser la revue. Nous avons fondé Polysème Magazine justement pour cette profondeur. Nous veillons aussi à ce que les thèmes nous parlent à tou·te·s les deux, qu’ils nous soient chers, qu’ils nous inspirent.

Photo de gauche : entretien avec le Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation. Photo de droite : Contribution de @lafilledeer. Photos du magazine prises par la @lafilledeer.

Avez-vous l'impression que le genre a de l'importance dans le monde de l'art et de la culture ? Avez-vous des expériences positives ou négatives à partager avec nous ?

Bien sûr ! Il serait illusoire de croire que non. On va mettre les pieds dans le plat, mais à l’heure où nous écrivons, Roman Polanski a obtenu le César du meilleur réalisateur pour son film J’accuse. Adèle Haenel et l’équipe du Portrait de la jeune fille en feu (mais pas que) ont quitté la salle à cette annonce. Aïssa Maïga a pris la parole pour parler du manque de représentations dans le cinéma et a, elle aussi, quitté la salle. Tout cela est évocateur et représentatif des problèmes que l’art rencontre avec le genre : il faut être homme pour réussir. Et plus précisément, il faut être homme cisgenre, hétérosexuel, blanc, privilégié, valide. Le cas Polanski est révélateur. Bien sûr, il est juif, et souffre d’antisémitisme ; les injures dont il fait l’objet dans les discussions et dénonciations autour des agressions sexuelles dont il est accusé – et dont certaines lui ont valu une condamnation par la justice nord-américaine – sont d’ailleurs absolument déplorables et indécentes. Mais c’est aussi un homme cisgenre, dans un milieu extrêmement sexiste (et raciste, validiste, transphobe, classiste, etc.), qui jouit des privilèges afférents à son genre. Face à lui, les femmes se battent pour leur place. C’est symptomatique du monde de l’art en général. Les femmes et personnes queer doivent se battre contre de nombreux facteurs, dans le milieu de l’art : leur genre, le regard que l’art lui-même pose sur elleux, mais aussi les préjugés, les discriminations. Dans l’art, nous ne sommes bon·ne·s qu’à poser, qu’à être des muses, qu’à inspirer. C’est épuisant et ça bride notre créativité. De nombreuses personnes restent convaincues que leurs productions valent moins que celles des hommes. Ce n’est pas étonnant, quand on voit qui obtient les financements, les subventions, les récompenses. Seules 15 femmes ont reçu le prix Nobel de littérature, alors qu’il existe depuis plus de cent ans. De la même manière, dans le cinéma, une réalisatrice gagne en moyenne 40 % de moins qu’un homme ; à Hollywood, une actrice gagne environ un million de moins qu’un acteur selon une étude menée par trois chercheurs·ses qui ont étudié les salaires de près de 250 acteurs·rices entre 1980 et 2015 — voir l'article de The Guardian. C’est aberrant. En 2017, Marta Gili, directrice du Jeu de Paume, estimait que seulement 10 % des monographies étaient dédiées aux femmes — à retrouver sur Fisheye Magazine. Le Jeu de Paume atteint désormais 45 % mais fait un peu figure d’exception. En 2016, au Festival de la Bande Dessinée d'Angoulême, aucune femme n’était nominée au grand prix. Et pourtant, elles sont nombreuses à pratiquer ce genre, comme les artistes transgenres d’ailleurs. On pourrait énumérer des chiffres et des faits similaires dans tous les domaines. Et là, nous ne parlons même pas des représentations, mais il y a beaucoup à dire sur la manière dont on montre les corps des femmes et des personnes trans dans l’art. Ce sont des corps passifs, regardés, fantasmés, abimés, violentés, massacrés, discriminés, jugés, condamnés… Rarement des corps qui agissent, rarement des corps libres, rarement des corps qui s’émancipent. La manière dont le cinéma traite le vécu des personnes trans est par exemple catastrophique. La majorité des films fantasment la transidentité, en font quelque chose d’odieux, de terrible et quand ils s’attardent sur le vécu de personnes ayant existé, c’est scandaleux de clichés et de tragédie, en atteste Danish Girl. Ce qui est terrible, ce n’est pas d’être trans, c’est la société dans laquelle on vit. D’ailleurs, le cinéma ne veut pas caster des acteurs·rices trans pour interpréter des personnages qui le sont, tout comme il ne veut pas caster des personnes en situation de handicap pour interpréter des personnages qui le sont. Beaucoup disent qu’il ne faut pas enfermer les concerné·e·s dans ces rôles, et uniquement eux. Certes. Mais encore faudrait-il leur donner des rôles tout court, parce que des acteurs·rices trans, en situation de handicap, racisé·e·s, il en existe, mais on ne va pas les chercher en dehors de rôles stéréotypés (il n'y a qu'à voir les rôles que le cinéma leur octroie.) De plus, leur donner la parole permet de créer une richesse incroyable. Si l’on revient sur la question du genre, on voit bien par exemple aux États-Unis l’émergence de writers rooms de plus en plus mixtes, ou alors, sans hommes cisgenres. C’est le cas de la série Steven Universe dont la writers room est composée notamment de femmes racisées. C’est une série incroyable de bienveillance et de joie, empreinte d’un discours politique fort. On voit bien aussi que quand ces personnes écrivent, réalisent, produisent ou encore, intègrent des institutions comme le prix Nobel, plus de femmes et de personnes queer sont récompensées, leurs histoires et personnages sont mieux écrits et racontent des histoires qui diffèrent du contenu habituel. De la même manière, quand elles occupent des postes à responsabilités dans les musées ou les médias, iels contribuent à la diversité. Mais en fait, si nous attendons ces institutions, nous ne serons jamais publié·e·s. Amandine Gay en est un bel exemple. Elle a financé seule son documentaire sur le vécu des femmes noires, Ouvrir la voix, parce que personne n’a cru en elle — à retrouver dans le Huffington Post . Et puis, pour elle, la sanction était double, son identité de femme noire est intolérable pour ces grandes institutions qui décernent les subventions. La situation est complexe et les solutions, difficiles à trouver.

Photo 1 : Florencia Abbadie, modèle Mar Castañedo. Photo 2 : Lidia Kostanek. Photo 3 : Noor Datis, Modèle Céline. Photos du magazine prises par la @lafilledeer.

Il faudrait, idéalement, pouvoir s’organiser entre nous. Les César ne récompensent que des hommes et qui plus est, des hommes violents ? Créons nos cérémonies. La littérature met en avant les mêmes tropes, inlassablement, et invisibilise à la fois les parcours de vie pluriels et le vécu des individu·e·s qui composent l’industrie ? Créons nos maisons d’édition, nos festivals, nos prix. Mais ça demande énormément de ressources financières, morales, politiques. Amandine Gay l’a souvent dit, produire Ouvrir la voix seule l’a épuisée. L'autrice Laura Nsafou a essuyé beaucoup de refus ou de demandes de modifications lorsqu'elle cherchait une maison d'édition pour Comme un million de papillons noirs, son premier album jeunesse. Le problème ? Sûrement son identité de femme noire, mais aussi l'histoire qu'elle racontait, celle d'une petite fille noire et de son rapport à ses cheveux. Comme elle le disait au webzine Deuxième Page : « Quand je cherchais un-e autre éditeur-ice, on m’a souvent demandé de faire des modifications, pour le rendre plus universel, plus ouvert… Il fallait quelque part le rendre « moins noir » pour le vendre, ce qui me choquait. ». Elle a fini par se tourner vers la maison d'édition indépendante et féministe Cambourakis, et heureusement que de telles structures existent ! Toutes deux ont réussi, à la force de leur travail et parce qu’elles ont été soutenues. Mais de nombreux projets s’effondrent faute de moyens. Alors, on ne peut pas en vouloir à toutes ces personnes discriminées de souhaiter, malgré tout, se faire une place dans les milieux de l’art de la culture. Après la cérémonie des César, on a reproché à Aïssa Maïga ou Adèle Haenel d’être venues, on a dit qu’elles auraient mieux fait de boycotter la soirée. Mais si l’on laisse ces espaces aux dominants, comment faire, que faire ? Faut-il vraiment accepter de tourner le dos à ces institutions ? C’est très complexe et il nous semble qu’il n’y a pas vraiment de réponses. En discourant sur les discriminations racistes au cinéma, Aïssa Maïga a usé de sa voix et de sa place. Alors, son discours a été profondément moqué et méprisé tant par les médias que par les gens comme toi et nous, mais en fait, ce qu’elle a fait relève d’un courage énorme, et d’une conscience précise de la situation des acteurs·rices racisé·e·s. Aurait-elle dû tourner le dos à la soirée, au risque de ne pas parler sur la scène de la Salle Pleyel ? Nous ne pensons pas. Nous avons le droit de réclamer notre place, de nous battre pour graver nos noms dans le marbre de ces institutions dont la renommée ouvre des portes, tout en ayant conscience de leur indécence. Ça ne délégitime pas du tout celleux qui choisissent de travailler autrement, et peut-être en fait faut-il ruser et agir de manière complémentaire : avoir un pied dans la création institutionnelle, l’autre dans la création indépendante, solidaire. Mais tu vois, il ne s’agit pas que de genre. Il s’agit aussi de race, de classe, de corps. L’art et la culture ne sont pas exempts de ces analyses sociologiques, bien au contraire, ce sont des domaines étroitement liés aux discriminations et aux oppressions. On dit que l’art permet la liberté, l’émancipation, encore faut-il savoir qui peut produire, écrire, créer, inventer. Il faudrait également mentionner ces centaines d’artistes femmes et trans que l’histoire de l’art a effacé·e·s, alors qu’iels ont été pionniers·ères, novateurs·rices. Alice Guy en est un excellent exemple. C’est elle qui invente la fiction dans le cinéma, pas les frères Lumière. En 1986, elle tourne La Fée aux choux. Pourtant, elle n’est réhabilitée que depuis un an ou deux. On conseille d'ailleurs l'écoute du podcast Une autre histoire de Charlotte Pudlowski, du studio Louie Media, dont la première saison lui est consacrée, ou encore l'écoute de l'épisode « Female gaze, ce que vivent les femmes », du podcast Les Couilles sur la table de Victoire Tuaillon dans lequel elle reçoit l'autrice et critique de cinéma Iris Brey. En photographie, on minimise l’apport des artistes femmes et trans, on piétine leur vécu. Diane Arbus n’a trouvé la reconnaissance que dans les années 1960, alors que sa production est non seulement monumentale mais extrêmement précieuse, en ce qu’elle a documenté les questionnements et vécus queer dans l’Amérique du Nord post-Seconde Guerre mondiale. On pourrait aussi mentionner Claude Cahun, photographe non-binaire dont l’identité de genre n’est pas toujours respectée par les médias et dont l’œuvre peine à jouir de la reconnaissance qu’elle mérite. Le sujet est vaste, les inégalités sont nombreuses et elles sont émaillées de violences.

Photo de gauche : Bracket. Photo de droite : Julia Beyer, @littleredhairedgirl. Photos du magazine prises par la @lafilledeer.

Raphaëla Icguane : Côté expériences… à une époque, je participais souvent à des concours de nouvelles. Un jour, j’ai choisi d’écrire sur le sujet du viol. Je n’ai pas été lauréate, mais j’ai reçu une lettre du jury : ma nouvelle était la meilleure mais la thématique était trop épineuse pour être primée, alors on me proposait un lot de consolation. Bien sûr, dans le jury, que des hommes… C’est un exemple parmi des centaines. Le paternalisme des hommes, les tentatives de drague dans des contextes professionnels et artistiques, les violences sexistes et misogynes… Et puis, moi qui écrivais depuis toujours, je voyais les hommes gagner tous les prix, prendre toute la place dans les librairies, j’ai longtemps pensé que mes écrits n’avaient pas de valeur, qu’ils n’étaient que poussière face à la création cismasculine. J’ai décidé de ne plus lire d’auteurs cisgenres sauf exception. Depuis que j’ai fait ce choix radical, je vais mieux. Je me reconnais dans beaucoup plus d’ouvrages, j’y trouve beaucoup plus de plaisir, ça apaise. Ça guérit, aussi. En revanche, il me semble important de souligner que de plus en plus de médias féministes naissent. Je suis également rédactrice au sein du webzine Deuxième Page. C’est une bouffée d’air frais, un espace de création et d’émancipation, à l’image de Polysème Magazine.

Photo de gauche : Mini Polysème #6 Chiara Dondi. Photo de droite : Rita Silva. Photos du magazine prises par la @lafilledeer.

La Fille Renne : En ce qui concerne ma pratique de photographe, il est certain que ne pas être un homme cisgenre m'apporte du négatif. Cela fait plus de dix ans que je montre mon travail photographique sur Internet. Depuis mes débuts, les conseils non sollicités sur n'importe quel aspect de mon travail et les critiques (constructives ou non) proviennent quasi exclusivement d'hommes cisgenres, et je pense qu'il y en a autant car je n’en suis pas un (et oui, je ne fais pas partie du boy’s club). Ces discours sont souvent très paternalistes et la démarche en elle-même est sexiste. Les femmes, hommes transgenres et personnes non-binaires n'ont pas ou peu cette démarche car bien souvent, iels ne se sentent pas légitimes à donner des conseils ou n'ont pas la démarche de s'imposer si ce n'est pas sollicité. J'ai également été victime de drague lourde et insistante parce que je suis perçu·e comme un·e jeune photographe ; là encore, toujours de la part d’hommes cisgenres. Je peux aussi imaginer que mon genre m'a fermé des portes puisque ce sont eux qui sont pris aux sérieux dans l’art, ce sont eux les plus publiés, les plus exposés (à ce sujet, le numéro hors-série #3 de Fisheye Magazine, « Femmes photographes, une sous-exposition manifeste », est très parlant et contient de nombreuses informations chiffrées.). Enfin, beaucoup de modèles et artistes avec qui je collabore continuent de le faire avec moi, parce que je travaille sur des sujets féministes et que je ne suis pas un homme cisgenre. Bien sûr, c’est, d’une certaine manière, flatteur, cela signifie que ces personnes se sentent à l’aise avec moi. Mais en réalité, cela révèle combien le milieu de la photographie pose problème. Nombreux sont les photographes hommes cisgenres qui profitent du pouvoir octroyé par la pratique de cet art pour abuser des modèles, voire développer des comportements de prédateurs sexuels (en dix ans, je ne peux même pas compter le nombre de témoignages que j'ai accumulés – toutes les modèles femmes que je connais qui font du nu en France y ont été confrontées au moins une fois avec un ou des hommes). Et puis, à travers le male gaze, peu de corps sont célébrés, c’est très transphobe, grossophobe, validiste…

Photo 1 : Entretien avec Lydia Fares et Eugenia Cornes. Photo 2 : Mini Polysème #4 - Lauren Buchness. Photo 3 : Poulet Fluo // Madeline Roy. Photos du magazine prises par la @lafilledeer.

Quel message voulez-vous que Polysème Magazine donne aux plus jeunes générations de femmes artistes ?

Qu’il y a de place pour nous. Que nous la méritons. Et qu’il faut être solidaires. S’organiser en collectifs, en associations, diffuser le travail des autres, ne pas se laisser seul·e·s. Et que si les hommes cisgenres, les institutions, les jurys ne nous laissent pas nous exprimer, alors nous le ferons quand même. On veut que Polysème Magazine montre que c’est possible d’écrire, de photographier, de peindre. Que ce qui traverse nos pensées, habite nos corps a le droit de sortir. Avant toute chose, il s’agit de légitimité : nous sommes légitimes.

Mini Polysème #1 - Marion Lanciaux, @marionlanciaux. Photo du magazine prise par la @lafilledeer.

Quelles sont les actualités et les projets à venir de Polysème Magazine ?

Le quatrième numéro est actuellement en préventes. Il porte sur les sexualités. C’est notre numéro le plus riche, le plus dense, le plus politique aussi. Il nous tenait extrêmement à cœur, parce que c’est un domaine qui reste perclus de préjugés et de violences. Nous y mettons en avant des paroles plurielles, nombreuses, multiples. Ce numéro parle de racisme, de fétichisme, de validisme, de putophobie, de misogynie, de transphobie. Il aborde le plus de vécus possibles. L’exhaustivité est bien sûr impossible, mais nous avons tout mis en œuvre pour créer une revue riche. Par ailleurs, nous travaillons déjà sur le numéro 5, Origines et identités et nous pouvons d’ores et déjà dévoiler le thème du numéro 6 : Nature et écologie. Là encore, un vaste sujet, aussi esthétique que politique. Nous avons hâte de le révéler sur nos réseaux. Nous travaillons également toujours sur notre deuxième format, Mini Polysème, qui se consacre, en A5 44 ou 64 pages, au travail d’un·e artiste, d’un matériau, d’un médium… Nous pouvons vous dire que la littérature va bientôt s’en emparer, et que de très belles collaborations vont voir le jour.


Un grand merci à toute l'équipe de Polysème Magazine ! Vous pouvez vous procurer les publications de Polysème Magazine sur la Boutique en ligne du magazine. Pour connaître toutes les actualités, rendez-vous sur l'Instagram, le Facebook et le Twitter de Polysème.

written by florinegarcin on 2020-03-12 #lomowomen #polyseme-magazine

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